Je n'ai commencé d'avoir des souvenirs que
fort tard. L'impérieux devoir qui m'obligea, durant les années de ma jeunesse,
à résoudre pour mon compte, non avec le laisser aller du spéculatif, mais avec
la fièvre de celui qui lutte pour la vie, les plus hauts problèmes de la
philosophie et de la religion, ne me laissait pas un quart d'heure pour
regarder en arrière. Jeté ensuite dans le courant de mon siècle, que j'ignorais
totalement, je me trouvai en face d'un spectacle en réalité aussi nouveau pour
moi que le serait la société de saturne ou de vénus pour ceux à qui il serait
donné de la voir. Je trouvais tout cela faible, inférieur moralement à ce que
j'avais vu à Issy et à saint-Sulpice ; cependant la supériorité de science
et de critique d'hommes tels qu'Eugène Burnouf, l'incomparable vie qui
s'exhalait de la conversation de M. Cousin, la grande rénovation que
l'Allemagne opérait dans presque toutes les sciences historiques, puis les
voyages, puis l'ardeur de produire, m'entraînèrent et ne me permirent pas de
songer à des années qui étaient déjà loin de moi. Mon séjour en Syrie m'éloigna
encore davantage de mes anciens souvenirs. Les sensations entièrement nouvelles
que j'y trouvai, les visions que j'y eus d'un monde divin, étranger à nos
froides et mélancoliques contrées, m'absorbèrent tout entier. Mes rêves,
pendant quelque temps, furent la chaîne brûlé de Galaad, le pic de Safed, où
apparaîtra le messie ; le carmel et ses champs d'anémones semés par
dieu ; le gouffre d'Aphaca, d'où sort le fleuve Adonis. Chose
singulière !
Ce
fut à Athènes, en 1865, que j'éprouvai pour la première fois un vif sentiment
de retour en arrière, un effet comme celui d'une brise fraîche, pénétrante,
venant de très loin. L'impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte
que j'aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il
n'y en a pas deux: c'est celui-là. Je n'avais jamais rien imaginé de pareil.
C'était l'idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là,
j'avais cru que la perfection n'est pas de ce monde ; une seule révélation
me paraissait se rapprocher de l'absolu. Depuis longtemps, je ne croyais plus
au miracle, dans le sens propre du mot ; cependant la destinée unique du
peuple juif, aboutissant à Jésus et au christianisme, m'apparaissait comme
quelque chose de tout à fait à part. Or voici qu'à côté du miracle juif venait
se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n'a existé qu'une fois, qui
ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l'effet durera éternellement,
je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale.
Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, l'art, la
philosophie, la civilisation ; mais l'échelle me manquait. Quand je vis
l'acropole, j'eus la révélation du divin, comme je l'avais eue la première fois
que je sentis vivre l'évangile, en apercevant la vallée du Jourdain des
hauteurs de Casyoun. Le monde entier alors me parut barbare. L'orient me choqua
par sa pompe, son ostentation, ses impostures. Les romains ne furent que de
grossiers soldats ; la majesté du plus beau romain, d'un Auguste, d'un
Trajan, ne me sembla que pose auprès de l'aisance, de la noblesse simple de ces
citoyens fiers et tranquilles. Celtes, germains, slaves m'apparurent comme des
espèces de scythes consciencieux, mais péniblement civilisés. Je trouvai notre
moyen âge sans élégance ni tournure, entaché de fierté déplacée et de
pédantisme. Charlemagne m'apparut comme un gros palefrenier allemand ; nos
chevaliers me semblèrent des lourdauds, dont Thémistocle et Alcibiade eussent
souri. Il y a eu un peuple d'aristocrates, un public tout entier composé de
connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que
nos raffinés les aperçoivent à peine. Il y a eu un public pour comprendre ce
qui fait la beauté des propylées et la supériorité des sculptures du parthénon.
Cette révélation de la grandeur vraie et simple m'atteignit jusqu'au fond de
l'être. Tout ce que j'avais connu jusque-là me sembla l'effort maladroit d'un
art jésuitique, un rococo composé de pompe niaise, de charlatanisme et de
caricature. C'est principalement sur l'acropole que ces sentiments
m'assiégeaient.
Un
excellent architecte avec qui j'avais voyagé avait coutume de me dire que, pour
lui, la vérité des dieux était en proportion de la beauté solide des temples
qu'on leur a élevés. Jugée sur ce pied-là, Athéné serait au-dessus de toute
rivalité. Ce qu'il y a de surprenant, en effet, c'est que le beau n'est ici que
l'honnêteté absolue, la raison, le respect même envers la divinité. Les parties
cachées de l'édifice sont aussi soignées que celles qui sont vues. Aucun de ces
trompe-l'œil qui, dans nos églises en particulier, sont comme une tentative
perpétuelle pour induire la divinité en erreur sur la valeur de la chose
offerte. Ce sérieux, cette droiture, me faisaient rougir d'avoir plus d'une
fois sacrifié à un idéal moins pur. Les heures que je passais sur la colline
sacrée étaient des heures de prière. Toute ma vie repassait, comme une
confession générale, devant mes yeux. Mais ce qu'il y avait de plus singulier,
c'est qu'en confessant mes péchés, j'en venais à les aimer ; mes
résolutions de devenir classique finissaient par me précipiter plus que jamais
au pôle opposé.
Un
vieux papier que je retrouve parmi mes notes de voyage contient ceci :
PRIÈRE
QUE JE FIS SUR L'ACROPOLE QUAND JE FUS ARRIVÉ À EN COMPRENDRE LA PARFAITE
BEAUTÉ.
« Ô
noblesse ! ô beauté simple et vraie ! Déesse dont le culte signifie
raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et
de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères ; j'apporte à ton
autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m'a fallu des recherches
infinies. L'initiation que tu conférais à l'athénien naissant par un sourire,
je l'ai conquise à force de réflexions, au prix de longs efforts.
» Je
suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons
et vertueux qui habitent au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers,
toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil ; les
fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on
trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et
la joie même y est un peu triste ; mais des fontaines d'eau froide y
sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes
fontaines où, sur des fonds d'herbes ondulées, se mire le ciel.
»
Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués aux navigations
lointaines, dans des mers que tes argonautes ne connurent pas. J'entendis,
quand j'étais jeune, les chansons des voyages polaires ; je fus bercé au
souvenir des glaces flottantes, des mers brumeuses semblables à du lait, des
îles peuplées d'oiseaux qui chantent à leurs heures et qui, prenant leur volée
tous ensemble, obscurcissent le ciel.
»
Des prêtres d'un culte étranger, venu des Syriens de Palestine, prirent soin de
m'élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m'apprirent les longues
histoires de Cronos, qui a créé le monde, et de son fils, qui a, dit-on,
accompli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le
tien, ô Eurhythmie, et semblables à des forêts ; seulement ils ne sont pas
solides ; ils tombent en ruine au bout de cinq ou six cents ans ; ce
sont des fantaisies de barbares, qui s'imaginent qu'on peut faire quelque chose
de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirés ô Raison. Mais
ces temples me plaisaient ; je n'avais pas étudié ton art divin ; j'y
trouvais dieu. On y chantait des cantiques dont je me souviens encore :
« Salut, Étoile de la mer,... reine de ceux qui gémissent en cette vallée
de larmes. » ou bien : « Rose mystique, Tour d'ivoire, Maison
d'or, Étoile du matin... » Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants,
mon cœur se fond, je deviens presque apostat. Pardonne-moi ce ridicule ;
tu ne peux te figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces
vers, et combien il m'en coûte de suivre la raison toute nue.
» Et
puis si tu savais combien il est devenu difficile de te servir ! Toute
noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n'y a plus de
république d'hommes libres ; il n'y a plus que des rois issus d'un sang
lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants Hyperboréens appellent légers
ceux qui te servent... une pambéotie redoutable, une ligue de toutes les
sottises, étend sur le monde un couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même
ceux qui t'honorent, qu'ils doivent te faire pitié ! Te souviens-tu de ce
Calédonien qui, il y a cinquante ans, brisa ton temple à coups de marteau pour
l'emporter à Thulé ? Ainsi font-ils tous... J'ai écrit, selon
quelques-unes des règles que tu aimes, ô Théonoé, la vie du jeune dieu que je
servis dans mon enfance ; ils me traitent comme un Évhémère ; ils
m'écrivent pour me demander quel but je me suis proposé ; ils n'estiment
que ce qui sert à faire fructifier leurs tables de trapézites. Et pourquoi
écrit-on la vie des dieux, ô ciel ! Si ce n'est pour faire aimer le divin
qui fut en eux, et pour montrer que ce divin vit encore et vivra éternellement
au cœur de l'humanité ?
» Te
rappelles-tu ce jour, sous l'archontat de Dionysodore, où un laid petit Juif,
parlant le grec des syriens, vint ici, parcourut tes parvis sans te comprendre,
lut tes inscriptions tout de travers et crut trouver dans ton enceinte un autel
dédié à un dieu qui serait le
dieu inconnu. Eh bien, ce petit Juif l'a emporté ; pendant mille ans,
on t'a traitée d'idole, ô Vérité ; pendant mille ans, le monde a été un
désert où ne germait aucune fleur. Durant ce temps, tu te taisais, ô Salpinx,
clairon de la pensée. Déesse de l'ordre, image de la stabilité céleste, on
était coupable pour t'aimer, et, aujourd'hui qu'à force de consciencieux
travail nous avons réussi à nous rapprocher de toi, on nous accuse d'avoir
commis un crime contre l'esprit humain en rompant des chaînes dont se passait
Platon.
»
Toi seule es jeune, ô Cora ; toi seule es pure, ô Vierge ; toi seule
es saine, ô Hygie ; toi seule es forte, ô Victoire. Les cités, tu les
gardes, ô Promachos ; tu as ce qu'il faut de Mars, ô Aréa ; la paix
est ton but, ô Pacifique. Législatrice, source des constitutions justes ;
Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et
que, partout où il n'y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il
n'y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures. Providence
de Jupiter, ouvrière divine, mère de toute industrie, protectrice du travail, ô
Ergané, toi qui fais la noblesse du travailleur civilisé et le mets si fort
au-dessus du Scythe paresseux ; sagesse, toi que Zeus enfanta après s'être
replié sur lui-même, après avoir respiré profondément ; toi qui habites
dans ton père, entièrement unie à son essence ; toi qui es sa compagne et
sa conscience ; énergie de Zeus, étincelle qui allumes et entretiens le
feu chez les héros et les hommes de génie, fais de nous des spiritualistes
accomplis. Le jour où les Athéniens et les Rhodiens luttèrent pour le
sacrifice, tu choisis d'habiter chez les Athéniens, comme plus sages. Ton père
cependant fit descendre Plutus dans un nuage d'or sur la cité des Rhodiens,
parce qu'ils avaient aussi rendu hommage à sa fille. Les Rhodiens furent
riches ; mais les Athéniens eurent de l'esprit, c'est-à-dire la vraie joie,
l'éternelle gaieté, la divine enfance du cœur.
» Le
monde ne sera sauvé qu'en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares. Courons,
venons en troupe. Quel beau jour que celui où toutes les villes qui ont pris
des débris de ton temple, Venise, Paris, Londres, Copenhague, répareront leurs
larcins, formeront des théories sacrées pour rapporter les débris qu'elles
possèdent, en disant: « Pardonne-nous, déesse ! C'était pour les
sauver des mauvais génies de la nuit » , et rebâtiront tes murs au son
de la flûte, pour expier le crime de l'infâme Lysandre ! Puis ils iront à
Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d'erreurs sombres, et l'insulter
parce qu'elle n'est plus.
»
Ferme en toi, je résisterai à mes fatales conseillères ; à mon scepticisme,
qui me fait douter du peuple ; à mon inquiétude d'esprit, qui, quand le
vrai est trouvé, me le fait chercher encore ; à ma fantaisie, qui, après
que la raison a prononcé, m'empêche de me tenir en repos. ô Archégète, idéal
que l'homme de génie incarne en ses chefs-d'œuvre, j'aime mieux être le dernier
dans ta maison que le premier ailleurs. Oui, je m'attacherai au stylobate de
ton temple ; j'oublierai toute discipline hormis la tienne, je me ferai
stylite sur tes colonnes, ma cellule sera sur ton architrave. Chose plus
difficile ! pour toi, je me ferai, si je peux, intolérant, partial. Je
n'aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste. Je serai
injuste pour ce qui ne te touche pas ; je me ferai le serviteur du dernier
de tes fils. Les habitants actuels de la terre que tu donnas à Érechthée, je
les exalterai, je les flatterai. J'essayerai d'aimer jusqu'à leurs
défauts ; je me persuaderai, ô Hippia, qu'ils descendent les cavaliers qui
célèbrent là-haut, sur le marbre de ta frise, leur fête éternelle. J'arracherai
de mon cœur toute fibre qui n'est pas raison et art pur. Je cesserai d'aimer
mes maladies, de me complaire en ma fièvre. Soutiens mon ferme propos, ô
Salutaire ; aide-moi, ô toi qui sauves !
»
Que de difficultés, en effet, je prévois ! que d'habitudes d'esprit
j'aurai à changer ! que de souvenirs charmants je devrai arracher de mon
cœur ! J'essayerai ; mais je ne suis pas sûr de moi. Tard je t'ai
connue, beauté parfaite. J'aurai des retours, des faiblesses. Une philosophie,
perverse sans doute, m'a porté à croire que le bien et le mal, le plaisir et la
douleur, le beau et le laid, la raison et la folie se transforment les uns dans
les autres par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la
colombe. Ne rien aimer, ne rien haïr absolument, devient alors une sagesse. Si
une société, si une philosophie, si une religion eût possédé la vérité absolue,
cette société, cette philosophie, cette religion aurait vaincu les autres et
vivrait seule à l'heure qu'il est. Tous ceux qui, jusqu'ici, ont cru avoir
raison se sont trompés, nous le voyons clairement. Pouvons-nous sans folle
outrecuidance croire que l'avenir ne nous jugera pas comme nous jugeons le
passé ? Voilà les blasphèmes que me suggère mon esprit profondément gâté. Une
littérature qui, comme la tienne, serait saine de tout point n'exciterait plus
maintenant que l'ennui.
» Tu
souris de ma naïveté. Oui, l'ennui... Nous sommes corrompus : qu'y
faire ? J'irai plus loin, déesse orthodoxe, je te dirai la dépravation intime
de mon cœur. Raison et bon sens ne suffisent pas. Il y a de la poésie dans le
Strymon glacé et dans l'ivresse du Thrace. Il viendra des siècles où tes
disciples passeront pour les disciples de l'ennui. Le monde est plus grand que
tu ne crois. Si tu avais vu les neiges du pôle et les mystères du ciel austral,
ton front, ô déesse toujours calme, ne serait pas si serein ; ta tête,
plus large, embrasserait divers genres de beauté.
» Tu
es vraie, pure, parfaite ; ton marbre n'a point de tache ; mais le
temple d'Hagia-Sophia, qui est à Byzance, produit aussi un effet divin avec ses
briques et son plâtras. Il est l'image de la voûte du ciel. Il croulera ;
mais, si ta cella devait être assez large pour contenir une foule, elle
croulerait aussi.
» Un
immense fleuve d'oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. Ô abîme, tu es
le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes ; les
rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n'est ici-bas que
symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas
bon qu'ils fussent éternels. La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne.
On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de
pourpre où dorment les dieux morts. »
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